Dans le cadre de nos travaux en commission des lois, nous avons souhaité auditionner les acteurs essentiels de la Justice afin de mieux appréhender les difficultés auxquelles ils doivent se confronter dans cette crise sans précédent que nous traversons. En effet, l’ensemble des acteurs de la Justice ont été touchés par les effets de la crise sanitaire et des mesures de confinement qui s’en sont suivies.
- Le contexte
En effet, si l’ensemble des juridictions ont été fermées au public, des plans de continuation d’activité ont été mis en œuvre dès le 16 mars 2020. Les trois ordonnances du 25 mars 2020 relatives à la Justice ont permis d’alléger et d’aménager l’activité des juridictions pénales, civiles et administratives pendant le confinement : nombre de leurs dispositions s’appliquent encore aujourd’hui.
L’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 relative aux juridictions pénales a ainsi prévu des mesures dérogatoires pour garantir leur fonctionnement, comme la généralisation des procédures à distance et à huis clos, la prolongation de plein droit des détentions provisoires pour deux à six mois ou encore la libération anticipée des personnes condamnées et la possibilité d’une réduction de peine supplémentaire de deux mois.
L’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 relative aux juridictions judiciaires ne statuant pas en matière pénal a également introduit des règles d’organisation et de procédure qui dérogent aux dispositions de droit commun, afin d’assouplir la tenue des audiences, permettre l’information des parties et assurer le contradictoire par tout moyen.
Ont ainsi été modifiées les règles relatives à la compétence territoriale (possibilité de transfert de compétence territoriale) et aux formations de jugement des juridictions de l’ordre judiciaire (recours facilité au juge unique) ainsi que celles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence et aux modalités de saisine et d’organisation du contradictoire.
La mise en œuvre de ces ordonnances s’est accompagnée d’une priorisation dans le traitement des contentieux et d’un recours très important au travail à distance.
Des conséquences durables
Ce brutal coup de frein à l’activité juridictionnelle a naturellement eu des conséquences à la fois immédiates et durables sur l’activité des professionnels du droit. Les avocats, les notaires, les huissiers et commissaires-priseurs judiciaires ont ainsi été confrontés à une très forte baisse de leur activité. D’une part, les études et les cabinets ont dû fermer l’accueil physique au public. D’autre part, ils ont été touchés par la suspension totale ou partielle du contentieux civil et pénal, par l’interruption des procédures de recouvrement par les grands donneurs d’ordre publics et privés ou encore par le report de ventes immobilières.
Ces professionnels du droit ont plus ou moins été en mesure d’adapter leur activité aux circonstances. Ainsi, grâce au décret du 3 avril 2020 autorisant l’acte notarié à distance pendant l’état d’urgence sanitaire, les notaires ont pu poursuivre leur activité, en particulier en matière immobilière. Les activités des huissiers ont été réorganisées en suspendant les exécutions forcées au domicile des débiteurs et les exécutions exigeant une décision de justice, en adaptant les autres types d’actes grâce au développement des procédures électroniques ou encore en développant les constats à distance via Internet.
Reprise de l’activité
Depuis la levée des plans de continuation d’activité, le 11 mai 2020, la reprise de l’activité juridictionnelle se fait progressivement. La ministre de la Justice a indiqué dans une circulaire du 5 mai 2020 ses modalités d’organisation, en y intégrant des mesures de précaution sanitaire et en priorisant les dossiers.
Il en ressort que la reprise de l’activité se déroule en trois phases : une phase préparatoire avant le 11 mai, une phase de transition du 11 mai au 2 juin et, si possible, une reprise plus large à compter du 2 juin. Il revient aux chefs de juridiction de définir le rythme et le périmètre de reprise en fonction des contextes particuliers de chacune des juridictions. L’objectif recherché est un équilibre entre les impératifs de santé des personnels et des justiciables et l’accomplissement des missions judiciaires en opérant, si nécessaire, des choix dans la priorisation des contentieux.
Outre des mesures de protection sanitaire et des modalités de reprise de l’activité (poursuite du télétravail, développement de la visioconférence, adaptation des horaires) ont été édictées les priorités suivantes :
- pour l’activité pénale : la lutte contre les violences conjugales et les infractions intrafamiliales, les procédures justifiant des placements en garde à vue dans le cadre d’affaires en flagrance ou en préliminaire susceptibles d’engendrer des présentations ou déferrements, les contentieux sensibles au regard du contexte local ;
- pour l’activité civile : la priorité est donnée aux procédures particulièrement sensibles ou présentant un degré d’urgence, aux hospitalisations d’office et contentieux des étrangers, au contentieux familial lorsqu’est directement en cause l’exercice de la vie familiale ou l’intérêt de l’enfant, aux contestations de mesures d’exécution forcée, etc. ;
- privilégier le recours aux alternatives aux poursuites et à l’ordonnance pénale ;
- inviter les parquets et l’administration pénitentiaire à requérir la réalisation d’enquêtes sociales rapides et le prononcé de peines alternatives à l’incarcération, en privilégiant la détention à domicile sous surveillance électronique et le travail d’intérêt général ;
- adapter la mise à exécution des écrous à la situation sanitaire ;
- faire de la reprise d’activité du tribunal pour enfants une priorité, en particulier s’agissant des procédures urgentes en matière d’assistance éducative.
Afin de remédier aux risques d’engorgement des juridictions en matière pénale, le projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, en cours d’examen, prévoit d’aménager l’organisation des procès en assises et de permettre aux procureurs de la République de procéder à une réorientation des procédures contraventionnelles et correctionnelles.
2. Observations
Les auditions ont fait ressortir :
→ l’urgence à renforcer l’équipement informatique des juridictions, en particulier au bénéfice des personnels des greffes, et à accélérer et améliorer la numérisation des procédures
Si la continuité du service public de la justice a pu être assurée grâce à des adaptations procédurales, il paraît nécessaire de permettre aux personnels des greffes de pouvoir travailler à distance afin d’éviter les engorgements auxquels doivent faire face actuellement les juridictions et de progresser sur les applications «métier», en particulier grâce à la généralisation de la signature électronique. Le constat a en effet été unanime : une des difficultés majeures auxquelles est confronté le ministère de la Justice est que les applications informatiques « métiers » ne sont pas, pour la plupart, accessibles à distance, et qu’elles sont très complexes et peu fonctionnelles.
Cette évolution doit s’accompagner d’une réduction de la fracture numérique. En effet, de nombreux territoires ne sont pas suffisamment équipés en téléphonie mobile et en réseau internet pour permettre les comparutions à distance ou la visioconférence.
La nécessité d’un texte consacré à l’adaptation de la Justice à l’ère numérique pourrait être envisagée.
→ l’enjeu lié à la résorption des stocks d’affaires en cours dans le cadre de la reprise de l’activité des juridictions
Alors que la garde des Sceaux a indiqué qu’« une mission d’inspection générale travaille avec les juridictions pour établir l’état des stocks » d’ici au début du mois de juillet, les difficultés auxquelles sont confrontées les juridictions ne proviennent pas de la gestion des flux courants – grâce notamment au recul de la délinquance pendant la période de confinement – mais du report des audiences et d’un certain nombre de grands procès.
Plusieurs pistes ont été évoquées par les professionnels du droit pour résorber les stocks d’affaires en cours, comme l’incitation des avocats à accepter les procédures conventionnelles ou le maintien de la mise en place de la juridiction nationale des injonctions de payer à la date du 1er janvier 2021.
Toutefois, c’est la proposition, formulée par le procureur de la République de Paris, de la prise en compte du classement sans suite dans le cadre de la réorientation des procédures pénales prévue par le projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire qui a retenu l’attention.
→ la nécessité d’une plus grande coopération entre les professionnels du droit et l’organisation judiciaire
Il ressort de l’ensemble des auditions la volonté d’une collaboration accrue entre les auxiliaires de justice et officiers publics et ministériels, d’une part, et les magistrats, d’autre part.
La présidente du CNB a ainsi proposé d’accompagner les juridictions dans le cadre des règlements amiables.
Il a également été proposé de créer une « réserve de professionnels du droit » qui serait susceptible d’intervenir dans le cadre de missions judiciaires aux côtés des juges. De fait, plusieurs membres de la Commission ont estimé que la justice doit être capable, quelle que soit la situation, de fournir un service minimal aux citoyens.
Les conséquences pour les professionnels
Le Constat
- Pour les huissiers de justice, en avril 2020, le nombre de nouveaux dossiers enregistrés ne représentait que 10 % du nombre comptabilisé lors d’un mois normal. Au total, 90 % des 16 000 salariés employés par des huissiers ont été placés en activité partielle. Le président de la CNCJ a alerté sur le fait que « des faillites pourraient être constatées dans les semaines et les mois à venir, ce qui viendrait affaiblir le maillage territorial ».
- Pour les avocats, un sondage effectué par le CNB montre que 41 % des avocats individuels ont totalement arrêté leur activité depuis le début du confinement et que 80 % ont connu une baisse de leur chiffre d’affaires de plus de 50 % durant la période.
- Pour les notaires, le CSN estime que le nombre d’actes établis a diminué de 80 %. Cette situation a particulièrement fragilisé les offices récemment créés dans le cadre de la loi dite « croissance et activité » de 2015.
Une réponse partielle
- Les ordres ont suspendu puis reporté les cotisations des professionnels. La CNCJ s’est appuyée sur sa caisse des prêts et des restructurations pour fournir des prêts de trésorerie aux études qui l’ont sollicitée tandis que le CSN a soutenu les offices les plus en difficulté grâce aux plans d’assistance.
- Les représentants des professionnels du droit se sont montrés globalement satisfaits de la réactivité et de l’accompagnement des services du ministère de la Justice au cours de la crise. Le président du CSN a notamment salué « la parution, le 4 avril dernier, du décret du 3 avril 2020 autorisant l’acte notarié à distance » ainsi que « le report au 1er janvier 2021 de l’application de la baisse des tarifs des professions réglementées ». La présidente du CNB s’est réjouie de l’inclusion des cabinets d’avocats dans le périmètre des différents dispositifs de soutien à l’activité (report des cotisations URSSAF, activité partielle, indemnités journalières, éligibilité au fonds de solidarité).
- Cependant l’ampleur des difficultés financières rencontrées par les professionnels du droit les conduisent à demander un soutien accru de la part de l’État. Ils souhaitent, en particulier, la mise en place d’un plan de sauvegarde comprenant une exonération des charges sociales et de la TVA. Les huissiers de justice et les notaires ont préconisé que soit prise en compte la spécificité de la temporalité de leur rémunération car, a rappelé le président de la CNCJ, « il peut s’écouler entre trois et six mois entre l’ouverture d’un dossier et le versement de la rémunération associée. Les pouvoirs publics doivent prendre en compte ce décalage dans le temps lorsqu’ils évaluent les conséquences de la baisse d’activité sur les études ». La présidente du CNB a également estimé urgente « l’augmentation de la rétribution des avocats qui interviennent dans le cadre de l’aide juridictionnelle ».
Les auditions Nous avons donc auditionné, les 13 et 14 mai, en visioconférence : – Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice ; – en audition conjointe, Mme Christiane Féral-Schul, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), M. Jean-François Humbert, président du Conseil supérieur du notariat (CSN), et M. Patrick Sannino, président de la Chambre nationale des commissaires de justice (CNCJ) ; – en audition conjointe, M. Stéphane Noël, président du tribunal judiciaire de Paris, et M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris. Les difficultés rencontrées par les professionnels du droit Une chute brutale d’activité